Après nous avoir gratifié en 2009 d’un ouvrage intitulé
Agricultures méditerranéennes – agronomie et
paysages des origines à nos jours (Actes Sud), Louis Albertini, éminent
agronome toulousain, vient de publier un magistral
Essor de l’agriculture en Al-Andalus (Ibérie Arabe). Xè-XIVè Siècle
(L’Harmattan). Ce livre ravira tous les passionnés de cette période dorée de la
culture et de l’agriculture ibérique, où Cordoue rayonnait dans le monde
entier, où les fonds de vallée bruissaient de l’écoulement de l’eau parcourant
des systèmes d’irrigation ingénieux. Cet ouvrage est un festival d’érudition.
Il nous fait découvrir l’art de la greffe, l’origine marocaine des mérinos, les
usages multiples du Lupin jaune, la hiérarchie des fumiers, les différences
entre l’irrigation romaine et arabe, et tant d’autres choses encore. Louis
Albertini nous a fait l’honneur d’une entrevue (
Aquarelles fraiches :
Delphine Gosseries)
A.G. Louis Albertini, une fois votre livre refermé, on
regarde différemment un agriculteur Alentejano détournant avec sa houe l’eau
qui s’écoule dans un canal improvisé. On y voit à présent les influences
berbères et syriennes que le temps et l’oubli ont rendu invisibles.
L.A. La présence arabo-berbère dans la péninsule Ibérique
pendant le Moyen-Âge central a été une chance. Elle a été à l'origine d'un
développement agricole sans précédent en Ibérie, au bénéfice in fine de
tout l'Occident méditerranéen. Car la compétence des agronomes andalous,
héritée de l'agriculture mésopotamienne (nabatéenne) et conjuguée au savoir-faire
des fellahs venus du Maghreb, permit, grâce à l'utilisation de différents modes
d'irrigation, l'introduction de cultures estivales (canne à sucre, riz, coton,
bananier, dattier, bigaradier, citronnier, plantes maraichères,...). Elle a
ainsi rendu possible le développement d'une agriculture jardinée, marque
savante d'une civilisation arabo-musulmane à son apogée dans ses dimensions
philosophiques, scientifiques, techniques et culturelles. A l'époque
d'al-Andalus, les paysages agricoles ont ainsi été fortement remodelés par ces
cultures nouvelles et les dispositifs d'irrigation qui leur sont associés.
N’oublions pas non plus le développement des terrasses - dont de beaux vestiges
sont encore visibles à Majorque (Banyalbufar) - et l'essor des huertas irriguées.
A.G. Pour qui s’intéresse plus particulièrement au
grenadier, vous nous livrez de riches informations. Par exemple, on apprend
qu’un cultivar de grenadier venant de Syrie fut introduit en Al-Andalus dès le
8ème siècle. Il s’appelait « safarî », ce qui veut dire
« voyageuse », et fut offert à l’émir Ab dar-Rahmân Ier, en souvenir
de sa Syrie natale qu’il dut fuir après le massacre de sa famille Omeyyade. Or,
mes amis Alentejanos ne semblent jurer aujourd’hui que par les grenades « safariza ».
Et l’on désigne aussi une autre variété de grenade portugaise par le nom
« assaria », ce qui fait référence là aussi à la Syrie. Est-ce que
toutes les grenades ibériques se sont développées à partir de ces souches
syriennes ?
L.A. Connu en Grèce
bien avant notre ère, le grenadier est cité par Homère ( - VIII°siècle) et fait
l'objet d'une étude biologique et agrotechnique de Théophraste ( - IV° siècle).
Il est présent dans l'Antiquité en Italie : Pline et Palladius en parlent
savamment, le premier rapportant qu'il se greffe de toutes les façons. Particulièrement
intéressantes sont les données de Columelle, ce brillant agronome
latino-andalou du premier siècle de notre ère. Elles concernent notamment la
culture dans sa propriété de Gadès (Cadix) en Andalousie et la façon
d'améliorer la fertilité des arbres et les qualités organoleptiques des fruits
par une fumure appropriée. Ainsi, lorsque le fruit est aigre, Columelle
préconise de répandre sur les racines du grenadier de la vieille urine humaine
et de la fiente de porc, ou encore de frotter les cimes de l'arbre avec du laser
(suc de férule, Ombellifère) dilué dans du vin.
A.G. Le Grenadier était donc cultivé en péninsule ibérique
bien avant l’époque d’Al-Andalus…
L.A. Exactement. Mais dès leur arrivée en Espagne, les
arabes portent une attention particulière à la culture du grenadier chargé de
mythes ancestraux (en particulier celui de la fécondité - qui renvoie au nombre
de ses graines) et dont le fruit était apprécié du Prophète Muhammad qui
conseillait de manger la grenade car elle chasse la haine et l'envie.
Les arabes ont donc, très tôt, développé en Al-Andalus la culture intensive
du grenadier en plantant des variétés introduites de Syrie et du Moyen-Orient –
d’où la référence au « voyage ». La grenade, fruit de la fécondité,
avait atteint un tel prestige en Al-Andalus que les autorités arabes n'ont pas
hésité à donner le nom de Grenade à l'ancienne cité Elvira.
A.G. Vous nous apprenez qu’au fur et à mesure, on en est
venu en Al-Andalus à cultiver une douzaine de variétés de grenades, dont
« safarî », « murîni », « dalawi »,
« qustusî », « mursî », Existe-t-il aujourd’hui un jardin
où sont réunies l’ensemble de ces douze variétés anciennes? Vous nous apprenez
que « murîni » (qui semble vouloir dire « mauresque ») est
l’ancêtre des Mollar de Elche qui
font la fierté des amateurs de grenades espagnols. Est-ce qu’on sait
aujourd’hui à quelles variétés correspondent les autres cultivars anciens, par
exemple « qustusî » que vous dites si « aromatique » ?
L.A. On n’en sait malheureusement pas beaucoup plus. Le
travail très complet et récent de Carabaza Bravo et all. (2004) par
exemple n’en dit pas plus. La correspondance entre variétés d'al-Andalus et les
variétés actuelles ne pourra être au mieux qu’approximative.
A.G. Autre élément étonnant, tant Démocrite que, quinze
siècles après, Abû l-Khayr, préconisent de planter ensemble le grenadier et le
Myrte. Est-ce qu’on a pu étudier, entre temps, les vertus de cette association avec les moyens de l’agronomie moderne ?
L.A. C'est effectivement une observation très intéressante
dont j'ignore tout prolongement éventuel récent! Il s'agit très
vraisemblablement d'une allélopathie positive qui mériterait d’être
étudiée. Une telle allélopathie positive a été en effet observée pour d’autres associations
de plantes par les agronomes impliqués notamment dans l'agriculture bio-dynamique: ainsi,
l'ail favorise la croissance de la vesce; la croissance du céleri est stimulée
par le poireau; l'épinard et le fraisier s'entendent bien; le persil améliore
la croissance des tomates; le pois et le radis s'aident mutuellement tout comme
le romarin et la sauge. Chez les arbres, en Amérique du Nord, le faux-vernis du
Japon agit positivement sur l'érable rouge, alors qu'il inhibe le chêne rouge.
A.G. Que nous apprennent Ibn Bassâl, Abû l-Khayr ou M.
al-Tighnarî sur d’autres secrets de la culture du grenadier ?
L.A. Ibn Bassâl nous renseigne de façon assez détaillée sur
les façons de multiplier le grenadier: semences, boutures, drageons,… Bon
pédologue, il trouve favorables à sa culture les sols sableux bien arrosés et
les terres noires fumées, avec un minimum d'éléments sableux. Il préconise
aussi plusieurs méthodes pour leur conservation.
Pour sa part, Abû al-Khayr, dit l'arboriculteur en raison de ses
connaissances reconnues en la matière, nous renseigne en détail sur
l'itinéraire technique du grenadier, en tentant, de résoudre des problèmes
physiologiques tels que, par exemple, le fait que des grenades apparaissant
fendues en cours de végétation. Il propose le bouturage inversé et l’arrosage avec de l’eau mêlée de cendres.
Quant à M. Tighnarî, il s'intéresse à la multiplication par
marcottage et greffage, au sol et à la fumure, aux variétés et à leur saveur, à
la conservation des fruits et à leurs usages. Il fait remarquer que les
grenadiers doivent être plantés très près les uns des autres pour obtenir de
gros fruits de meilleure saveur avec des grains plus petits, un tel fait
n'étant pas observé chez les autres arbres fruitiers. Il a aussi le mérite de
caractériser les variétés de grenades en fonction de leur taille, de la couleur
de leur peau et de la saveur de leur suc (doux, acide, astringent, âpre, amer
ou insipide). L'adasî, la mursî, la jazâbanî sont
considérées comme douces. La buryin, pour sa part, aurait un goût
médiocre.
A.G. شكرا
L.A. shukrân ûa ilâ
al-liqâ'
Référence: Carabaza Bravo J. M., Garcia Sanchez E.,
Hernandez Bermejo J.E., Jimenez Ramirez A., Arboles y arbustos en
al-Andalus, Estudios Arabes y Islamicos: Monografias, 8, CSIC, Madrid,
2004.